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09 mai 2020

Donne toi à ce jour

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"Parfois, j'ai l'impression que l'homme vit au bord d'un gouffre dans lequel se précipite le présent. Nous connaissons exactement le passé et nous nous en soucions en vain puisque nous ne pouvons plus le changer ; nous connaissons non moins exactement l'avenir et nous nous en soucions tout aussi en vain puisque nous sommes incapables de le deviner et de le modeler à notre guise. La seule chose que nous ne connaissons pas, c'est le présent : cet après-midi, l'heure même que nous vivons. Nous thésaurisons sur le passé, nous spéculons sur l'avenir, et nous gaspillons le présent si désespérément que nous prenons à peine conscience de fait que la vie, c'est le présent et uniquement le présent. Par exemple, nous prenons du thé et nous nous disons que c'est juste cela : un intermède entre ce qui a été et ce qui sera. Mais, en réalité, c'est cela même, la vie ; la vie n'est rien d'autre. Elle est sans gloire, sans éclat, pleine de déceptions - en fait elle n'est qu'une seule et longue déception ; nous sommes assis en permanence dans la salle d'attente à guetter un rapide qui ne vient pas. Mais cette lande pleine de bruyère, de sables et de maigres pins dont le soleil illumine les couronnes rouillés - quelle plus merveilleuse beauté que celle-là? Et toi, mon cœur stupide, ne pense pas en ce moment à cet homme qui t'aime trop, ou trop peu, c'est selon. Ne pense pas au manteau neuf, à la doublure de l'an dernier, et à la lettre qu'il faut absolument écrire au percepteur, ne pense qu'à cette lande. Penses-y totalement, embrasse-la à pleine bouche, regarde-la en oubliant tout le reste, ne sois ni triste, ni gai, ni heureux, ni plein de désir, car tout cela est absurde ; sois présent, donne-toi à ce jour, et pour l'amour du ciel, fais un effort, essaye de ne contempler que cette heure et d'en tirer tout ce qu'elle peut donner. Efforce-toi de briser cette chaîne du destin qui fait que les hommes ne voient sous les événements qu'incertitude, douleur, insatisfaction et attente. Sois ! Tout simplement. Personne ne te rendra ce que tu viens de laisser échapper de ta main, mais demain tu riras de la douleur d'aujourd'hui. Tu n'as jamais rien vécu que tu n'aies regardé, le lendemain, sous un éclairage tout autre et sous un autre encore, le surlendemain. Tu peux d'ores et déjà parier que tout ce qui te semble tellement capital ne l'est point. En prenant tes soucis pour des questions de vie et de mort, tu oublies, insouciant que tu es, l'heure présente : pourtant, c'est elle seule qui compte absolument, car elle est perdue à tout jamais, cette part irremplaçable de ta vie que tu as laissé détruire.
L'attente est mauvaise conseillère, 22 août 1926."

 

Milena Jesenska

10:44 Écrit par Paola Pigani dans Des livres | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : milena jesenska, frantz kafka

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