26 mars 2020
Sans notre présence
LA GARE
Ma non-arrivée dans la ville N
s'est passée à l'heure ponctuelle
Je te l’avais annoncé
par une lettre non envoyée.
Tu as eu tout le temps
de ne pas arriver à l'heure
Le train est arrivé quai trois
un flot de gens est descendu.
La foule en sortant emporta
l’absence de ma personne
Quelques femmes s’empressèrent
de prendre ma place dans la foule
Quelqu'un que je ne connaissais pas
courut vers une d'entre elles
qui la reconnut immédiatement.
Ils échangèrent un baiser
qui n’était pas pour nos lèvres.
Entre temps une valise disparut
qui n'était pas la mienne
La gare de la ville N a passé
son examen d’existence objective
Tout était parfaitement en place
et chaque détail avançait
sur des rails infiniment bien tracés.
Même le rendez-vous a eu lieu.
Mais sans notre présence.
Au paradis perdu
de la probabilité
Ailleurs
ailleurs.
Combien résonnent ces mots.
Wislawa Szymborska
11:46 Écrit par Paola Pigani dans Poésie, Un printemps inexorable, Voyage | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : wislawa szymborska, gare de saint pierre des corps
28 avril 2013
Les aveugles
LES AVEUGLES
Un poète lit ses poèmes à des aveugles.
Il ne pensait pas que ce serait si difficile.
Sa voix se trouble.
Ses mains tremblent.
Il ressent comment chaque phrase
est soumise à l’épreuve des ténèbres.
Le poème doit se débrouiller tout seul,
sans lumières, sans couleurs.
Dangereuse expérience pour les étoiles du poème,
l’aube, l’arc-en-ciel, l’inconsistance des nuages,
la lumière des néons, le clair de lune
le scintillement argenté du poisson dans l’eau.
le vol silencieux de l’aigle dans ses hauteurs.
Le poète lit - il est trop tard pour ne pas lire -
un enfant au pull jaune dans une prairie verte,
les innombrables toits rouges au fond de la vallée
le tourbillon des numéros sur le maillot des joueurs
une femme infiniment nue par la fente d’un porte.
Il voudrait bien taire - mais c’est impossible -
la saints alignés sur le porche de la cathédrale,
les gestes d’adieu échangés par la fenêtre d’un train,
les verres du microscope, le chatoiement d’une bague
le cinéma, les miroirs, les portraits dans l’album.
Mais les aveugles ont beaucoup de gentillesse,
de tact et d’indulgence.
Ils écoutent, sourient, et applaudissent.
Il y en a même un qui vient trouver le poète
une livre à la main ouvert à l’envers
pour lui demander un autographe invisible.
Wislawa Szymborska
12:14 Écrit par Paola Pigani dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : wislawa szymborska
12 janvier 2013
Le vin
D’un regard il me fit plus belle
et je pris cette beauté pour moi.
Heureuse, j’avalai une étoile.
Il m’invente
telle mon reflet dans ses yeux.
Et je danse, danse
ailes déployées
La table est table, le vin est vin
dans un verre qui est verre
solidement posé sur la table.
Mais moi dans tout cela
je ne suis qu’une illusion
illusion sans limites
illusion jusqu’au sang.
Je lui parle de ce qu’il veut entendre:
des fourmis mourant d’amour
sous l’étoile du pissenlit.
Je lui jure que les roses
chantent quand elles ont bu du vin.
Je ris, je penche la tête
prudente comme si je faisais une expérimentation
et je danse, et danse
dans une peau étonnée d’être à moi
dans des bras qui me donnent forme.
Eve de la côte, Vénus de l’écume
Minerve du front de Jupiter
furent plus réelles que moi.
Quand il ne me regarde plus
je cherche mon reflet sur le mur
et ne voit qu’un clou
sans tableau.
Wislawa Szymborska
17:33 Écrit par Paola Pigani dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : wislawa szymborska