Tribune. Raymond Gurême est mort. Une profonde émotion m’étreint en écrivant ces mots. Cette nouvelle apparaît presque irréelle tant Raymond a toujours incarné la vitalité et l’exigence de révolte aux yeux de toutes celles et tous ceux qui ont la chance de le connaître et de l’aimer. Raymond n’a rien d’un vieillard mais tout d’un Gavroche circassien, lui qui avait fait ses débuts à l’âge de 2 ans sur la scène du cirque familial, lequel faisait aussi et surtout office de cinéma ambulant. C’était le temps de l’insouciance avant celui des épreuves. La vie de Raymond a définitivement basculé le 4 octobre 1940, lorsqu’il a été arrêté par des policiers français et enfermé avec sa famille dans plusieurs camps d’internement.

A l’âge de 94 ans, il a toujours gardé l’ardeur et la vivacité, tant intellectuelle que physique, de ses 15 ans de 1940. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il se sera évadé dix fois avant de rejoindre les rangs de la Résistance. Raymond est de la génération de ceux qui ont eu 20 ans au moment de la Libération, mais il lui faudra quelques années encore après la fin du conflit pour retrouver la trace des siens. Comme beaucoup de «nomades», lui et sa famille ont alors tout perdu et n’ont jamais été indemnisés, même avec de ces belles paroles dont usent les gouvernants pour envelopper leurs mauvaises actions ou leurs lâches abstentions. Il n’en gardait nulle amertume mais a toujours été mû par l’ardent désir de témoigner pour rappeler les persécutions du passé et, dans un même mouvement, d’agir pour combattre les injustices du présent.

 

La flamme de la Résistance

Son indignation face à toutes les formes de misère est toute entière résistance lorsqu’il exhorte de plus jeunes que lui à toujours rester debout, une de ses expressions favorites. Toutes celles et ceux qui l’ont connu et aimé sont marqués à vie par cette force de conviction. Il est un symbole vivant pour des milliers de jeunes Roms, Sinté, Kalé, Yéniches et voyageurs de l’Europe entière. Pour moi, Raymond est tout à la fois le grand-père que je n’ai pas connu et le frère que je n’ai pas eu. Dans toute ma vie, j’ai rencontré cinq personnes en qui brillait avec une telle intensité la flamme de la Résistance. Les quatre autres sont Georges Guingouin, Marie-Rose Gineste, Soha Bechara et Pinar Selek.

Plus que quiconque, Raymond Gurême incarne les souffrances et les combats du peuple des voyageurs, profondément inscrits dans l’histoire de la France et de l’Europe. Il est le dernier survivant et l’ultime témoin de l’internement des «nomades» par l’Etat français, une tragédie trop longtemps occultée et encore largement méconnue. Rappelons, en outre, pour ceux qui l’auraient oublié – ou ne l’auraient jamais su –, que c’est la IIIe République finissante qui a, par un décret du 6 avril 1940, interdit la circulation des «nomades». Rappelons encore que le dernier camp d’internement a été fermé en juin 1946, soit près de deux ans après la Libération. N’oublions pas que les persécutions avaient débuté bien avant le génocide nazi et n’ont jamais cessé. Pour s’en tenir à l’exemple de la France, la continuité est frappante et terrible entre le recensement de 1895, la mise en place du carnet anthropométrique en 1912, son remplacement par des carnets de circulation en 1969 et la persistance en 2020 du statut administratif des «gens du voyage» sur une base raciale. Il est temps de combattre sans concession l’antitziganisme sous toutes ses formes, notamment institutionnelles.

En reconnaissance de son action depuis quatre-vingts ans, la place de Raymond Gurême est au Panthéon. Mais elle est aussi et avant tout dans nos cœurs, à nous qui l’aimons et l’admirons, sa famille, ses amis, voyageurs et gadjé unis dans la perpétuation d’un même idéal de Résistance.

Henri Braun avocat au Barreau de Paris