A Turin, j'y étais hier
n'ai vu sur la place Carlo Alberto
que la rose rouge de Franca
et des rafales de pollen à traverser
comme un poète clandestin
à la recherche d'un vieux fou...
Turin
Piazza Carlo Alberto
Les pavés se souviennent-ils encore
Y avait-il d’ailleurs seulement des pavés
Et qu’est-ce qui a reçu
Le 3 janvier 1889
A la station des fiacres
Les genoux vaincus de Nietzsche
Et ses mains qui avaient pitié
Les pavés se souviennent-t-ils encore
Piazza Carlo Alberto
Du cheval battu à mort
Par une brute
Par un idiot
Sous les yeux et l’impuissance de Nietzsche
Et de cette tête de cheval qu’entre ses bras il avait prise
De ses sanglots sur la rosse ensanglantée qui agonise
Douleur incarnée dans la chair de cette carne
Qui la soulève et s’y fiche
Cheval indompté de son apocalypse
De l’abysse noir où il s’enfonça
Nietzsche
Et mourut en compassion à l’esprit
Piazza Carlo Alberto
D’autres imbéciles d’autres cogneurs
D’autres perverses têtes creuses
Dans d’autres lieux sur d’autres places
Ont cru bon de s’en parer
Ont cru bon de s’en emparer
De son nom
De son regard sans mots
Qui transperce toujours et les nuits et les murs
Des amoureux noirs des carnages rouges
Des serveurs haineux des vieux dieux obscurs
« il y aura des guerres
Comme il n’y en a encore jamais eu »
Il dit et ne dit pas
Et dans un désespoir à ne même plus hurler
Son regard les fixe du fond de sa nuit
Du fond de ce trou qui s’ouvrit sous lui
Dans l’engloutissement de l’amour égorgé
Et qu’il en devint fou
Piazza Carlo Alberto.
Jean Pérol . Libre Livre. Edition Gallimard