Lettre d’Albertine à Julien,
Hôpital Cochin
Le 25 janvier 1967
Zi-Lou-Lien mon père et ma mère mon amour ma vie toute, il est 6 H et après une nuit en grande partie blanche je suis là, à chialer comme je n’ai peut-être plus fait depuis la plage de Calais, c’est rien, t’en fais pas, c’est peut-être l’alcool absorbé hier – par voie externe – à pleines compresses, ces voitures stridentes menant ici jusqu’à ma cretonne l’idée de mort et de gâchis, peut-être simplement, comme au seuil des grands instants, l’instant d’immanence de la vérité, je sais pas, j’avais des mots tout à l’heure en foule dans le cœur, pressés comme les larmes qui merde me dégoulinent sur la liquette locale, une vraie combinaison de nonnette – et puis ne m’en reviennent que ces trois JE T’AIME, Julien, Julien, sois là, ne me quitte pas, jamais, j’ai besoin de toi pour revivre, je voudrais seulement que ces quelques heures où je m’absente un peu de toi nous soudent à jamais, tous deux bien serrés comme dans les nuits récentes, et même si devaient revenir les nuits à moitié morts, à moitié tronqués de Nous, soudent le cercle de l’osselet, nous y rivant toi et moi pour l’éternité des éternités.
Pardon, Zi, pour tout ce qui dans cette décennie m’a empêchée d’être la Sarrazine, pour mes maussaderies, mes maux, mes ivresses, mes caprices, mes distractions, mes rognes, je ne sais pas encore aimer aussi bien que toi, tu es moi et je m’aime ; mais j’oublie, parfois, que je suis toi et le « tu » appelle les mots injustes, cruels, les évidences où, si tu n’as pas raison, tu n’y es pour rien ; je sais, Zi, ton amour si pur et si immense que le mien s’étrangle parfois de honte. Je reviendrai tout à l’heure, certainement – comme disait le gars hier, c’est de la géométrie, c’est aussi de la mathématique générale, je reviendrai – Mais, flirter avec la mort étant quand même de plus en plus risqué pour moi, je veux te dire que ce ne pourra être qu’un flirt, une passade plus ou moins longue et sommeillante et que je t’attends, comme tu m’attends, de l’autre côté du Chronomètre.
Albertine Sarrazin. Lettres à Julien (Pauvert, 1971)